dimanche 16 février 2014

Décembre 1958 : une journée dans l’Ouarsenis


         De 1954 à 1962, les escadrons de Gendarmerie Mobile déplacés en Algérie, furent au combat de jour et de nuit. Les escadrons arrivant de métropole avec leur parc de véhicules légers, recevaient cinq automitrailleuses et cinq half-tracks.

En 1958, notre escadron 6/8 de Gendarmerie Mobile est stationné à Affreville, dans la vallée du Chélif et assure des missions et opérations dans les monts du Djebel Zaccar, secteur de Miliana.


 Le 4 décembre, nous changeons de secteur d'opérations. Nous allons faire la connaissance du 28ème régiment de dragons, ou plutôt d'un escadron de ce régiment.

Nous allons également connaître cette montagne mystérieuse de l'Ouarsenis qui près de nous, de l'autre côté  de la vallée du Chélif, nous  barre l'horizon vers le sud et que nous contemplons depuis des mois sans jamais y être allés. Aujourd'hui nous y allons! Nous allons pénétrer dans cette forteresse rebelle de la Willaya 4.

A 5 heures 45, avec deux automitrailleuses, nous partons pour Le Puits, village situé entre Affreville et Teniet-el-Haâd. Dans la nuit, nous gagnons le cantonnement d'un escadron du 28ème régiment de dragons, stationné dans une ferme abandonnée au pied même de l'Ouarsenis.

Près du cantonnement des dragons, sur les bords de l'oued Deurdeur, s'étale un village de paillotes. Dès notre arrivée au cantonnement, nous prenons contact avec le lieutenant commandant l'escadron de dragons et avec son adjoint. Nous nous plaçons sous ses ordres.

- Mon lieutenant, il nous semble que vous ayez beaucoup de voisins, dans le village de paillotes ?

- Oui, il y a environ 3.000 personnes dans ce village. Elles sont là depuis six mois. Ce sont des montagnards qui sont venus se mettre sous notre protection. Ils vivaient dans des grottes sur les pentes de la montagne, aussi nous les appelons les "Matmatas", c'est aussi le nom que nous avons donné au village.

Au petit jour, au pied du djebel qui, à quelque centaines de mètres seulement, dresse dans la brume matinale ses sommets couverts de forêts, nous formons un convoi avec les half- tracks des dragons et un G.M.C. dans lequel ont pris place des civils musulmans du village. Nous partons ensuite vers le massif montagneux de l'Ouarsenis. Nous empruntons la route de Letourneux et en peu de temps nous atteignons la montagne. La route passe entre deux masses rocheuses, semblables aux piliers d'une porte par laquelle nous pénétrons dans cette montagne.


Nous suivons la route de Letourneux pendant quelques kilomètres, puis après avoir franchi l'oued Deurdeur sur un pont métallique que les rebelles ont essayé de détruire sans toutefois y parvenir, nous empruntons une piste sur notre droite, vers l'ouest, et nous nous enfonçons au coeur de la montagne.

Je me trouve en tête de la colonne. Je roule lentement exécutant les ordres que me donne mon chef de bord et qui les reçoit lui-même par radio du lieutenant des dragons. Mon aide chauffeur et moi avons les yeux fixés sur la piste cherchant à découvrir toute trace suspecte qui nous indiquerait la présence d'une mine, car dans ce secteur les rebelles en posent beaucoup. Il s'agit le plus souvent d'obus piégés ou d'engins de fabrication locale. Nous avons appris ce matin que, tout récemment, un half-track des dragons a sauté sur une mine à quelques centaines de mètres du village des Matmatas, aux limites de la zone interdite. Trois dragons furent tués et quatre autres blessés.
La piste que nous suivons serpente dans une vallée où coule l'oued Deurdeur. Au sud de cette vallée, à notre gauche, une pente très rapide s'élève jusqu'à la crête d'une montagne.

L'ordre me parvient de gravir cette pente avec l'automitrailleuse et de prendre position au sommet. Comment gravir cette dénivellation avec mon blindé de huit tonnes ? L'engin n'est pas chenillé! Y arriverai-je ? Et comment va se comporter l'automitrailleuse après toutes les pannes quelles a connues? Enfin essayons, c'est un ordre.

J'enclenche le crabotage du pont avant et le réducteur de vitesse, puis à très faible allure, je m'engage sur la pente. J'ai alors l'impression que mon automitrailleuse se dresse verticalement et devant moi je ne vois plus que le bleu du ciel. Je monte lentement. Je voudrais monter en oblique, mais j'ai peur que mon blindé se couche sur le côté, aussi je continue mon ascension en ligne droite, vers la crête. La sueur coule sous mon casque. Après d'interminables minutes j'atteins enfin le sommet et je me trouve sur un étroit plateau. Nous nous mettons en protection des dragons qui "ratissent" la pente opposée. De notre position, nous avons une vue magnifique sur les deux vallées que sépare la crête où nous sommes, mais nous n'avons pas le temps d'en jouir bien longtemps car, aucune trace de rebelles n'étant signalée, l'ordre nous est donné de redescendre dans la vallée de l'oued Deurdeur et de reprendre la progression sur la piste où nous roulions tout à l'heure.

Me voilà reparti sur la pente, en descente cette fois. La descente est aussi pénible que la montée et à chaque instant il me semble que l'automitrailleuse va basculer. C'est avec un grand soulagement que j'arrive sans encombre sur la piste, mais je suis en sueur, d'autant plus que le soleil commence à chauffer. J'enlève le réducteur de vitesse et le crabotage du pont avant.

Notre automitrailleuse s'est très bien comportée dans cette épreuve. Ca marche et c'est tout à l'honneur de nos mécaniciens de l'escadron.

Je reprends ma place en tête de la colonne et je repars lentement sur la piste. Un nuage de poussière s'élève derrière moi et je pense que,  pour une fois,  j'ai de la chance d'être en tête, car pour les hommes des véhicules qui suivent, il ne doit pas être agréable de respirer cette poussière. J'en sais quelque chose!

Nous ne voyons toujours pas trace de rebelles, pourtant nous sentons leur présence toute proche et il est certain que leur vigies ont signalé notre colonne.

Subitement, à un coude de la piste, je me trouve en présence d'une coupure large d'environ trois mètres et profonde d'un mètre. Je stoppe et par radio, mon chef de bord signale cette coupure au lieutenant commandant la colonne. Celui-ci envoie sur les lieux un de ses sous-officiers ainsi que le G.M.C. occupé par les arabes. Le lieutenant a prévu ce genre d'obstacle et c'est pourquoi, au village, il a réquisitionné des arabes munis de pelles et de pioches qui sont chargés de reboucher le plus rapidement possible les coupures de piste. Ceux-ci se mettent au travail. Pendant ce temps nous les protégeons, surveillant les replis du terrain et les hauteurs environnantes, car les rebelles vont peut-être profiter de cet arrêt de la colonne pour la harceler. Mais rien ne se passe et nos "terrassiers" poursuivent leur travail en toute quiétude. Dans peu de temps nous pourrons reprendre notre marche en avant.


Près de l'endroit où nous sommes stoppés se trouve un gros tas de pierres. Plusieurs indigènes sont désignés par le sous-officier pour transporter ces pierres dans la coupure. Tout à coup, nous voyons les arabes s'écarter précipitamment du tas de pierres et leur figure reflète la terreur. Le sous-officier des dragons s'approche et constate qu'un cadavre repose sous ces pierres. Bien entendu, les arabes refusent de continuer à transporter les pierres.
A 11 heures 30, la coupure est comblée et la progression reprend.

Nous parcourons une faible distance et nous rencontrons d'autres coupures de moindre importance que nous passons sans trop de difficultés, après que nos "terrassiers" en aient abattu les bords. La piste s'interrompt brusquement sur le bord de l'oued Deurdeur. Nous nous arrêtons de nouveau. D'une reconnaissance effectuée par les dragons, il résulte que nous pouvons traverser l'oued à gué pour reprendre la piste sur l'autre rive.

- En avant ! A l'eau !

J'enclenche le pont avant et le réducteur de vitesse, puis lentement je descends dans l'eau. Nous passons l'oued dans près d'un mètre d'eau. L'automitrailleuse cahote sur les pierres qui tapissent le fond de l'oued, mais nous atteignons la rive opposée sans beaucoup de difficultés. Nous gravissons le talus et nous retrouvons sur la piste. L'un après l'autre les véhicules de la colonne traversent l'oued et notre convoi se reforme. Nous continuons notre progression sans que les rebelles ne se manifestent et pourtant ils sont là, nous le savons.

Trois autres fois, la piste vient s'interrompre sur les bords du sinueux oued Deurdeur, et trois autres fois, il nous faut le traverser à gué, mais cela se passe parfaitement bien, malgré les difficultés présentées par les grosses pierres qui se trouvent au fond de l'eau et par le relief des berges à fort poucentage de déclivité qu'il nous faut descendre et remonter.

La piste devient caillouteuse et se rétrécit de plus en plus. Nous arrivons dans un endroit où elle est bordée d'un côté par une paroi rocheuse et de l'autre par un ravin. Sa largeur à cet endroit ne nous permet plus d'avancer sans risquer un accident. Je m'arrête et mon chef de bord rend compte par radio de notre impossibilité de continuer la progression. Le lieutenant des dragons nous rejoint :
- Essayez de faire marche arrière. D'ailleurs, nous n'allons pas plus loin et j'ai déjà fait stopper mes véhicules plus en arrière car vous n'avez peut-être rien remarqué, mais nous sommes au milieu d'un "nid" de fellaghas. Evidemment ils se sont enfuis avant notre arrivée.
En marche arrière, guidé par mon aide chauffeur, je recule jusqu'à une petite plate-forme naturelle où je peux manœuvrer. Là, je fais demi-tour. Le lieutenant remonte dans sa jeep et nous fait signe de le suivre. Nous rejoignons la colonne qui est arrêtée à une centaine de mètres. Le lieutenant vient près de nous :

- Vous vous placez en position de protection sur le petit mamelon qui surplombe la vallée de l'oued Deurdeur.

- Vu mon lieutenant.

Nous nous rendons sur le mamelon où nous sommes bientôt rejoints par la deuxième automitrailleuse de notre escadron. Il est midi. Nous prenons position près d'une mechta qui semble abandonnée. De cette position, nous surveillons les vallées situées de part et d'autre du mamelon. Le chef de bord m'interpelle :

- Pour éviter toute surprise, avec ton aide chauffeur, tu vas aller reconnaître la mechta. Je vous protège.

Je descends du blindé et avec mon aide chauffeur, pistolet-mitrailleur au poing, prêt à tirer, nous allons reconnaître la mechta, sous la protection de mon chef de bord qui est à la mitrailleuse de 12,7 m/m. La mechta est inoccupée, mais à l'intérieur, le sol est recouvert d'une épaisse couche de paille sur laquelle nous distinguons des empreintes laissées par des corps. Il ne fait aucun doute que peu de temps avant notre arrivée, les fellaghas occupaient cette mechta où ils ont dormi.

- Il n'y a pas longtemps que les fellouzes étaient là-dedans !

- C'est sûr, et ils sont partis quand ils nous ont vus arriver. Ils ne doivent pas être loin.

- Ils sont peut-être dans une cache là-dessous. On y met le feu ? - Oui, mais il vaut peut-être mieux que le lieutenant nous en donne l'autorisation.

Nous retournons au blindé où nous rendons compte de ce que nous avons découvert à notre chef de bord et de notre intention de mettre le feu à la mechta. Il est d'accord, mais il veut lui aussi l'autorisation du lieutenant des dragons.      Nous ne parvenons pas à joindre le lieutenant par la radio et nous abandonnons provisoirement notre projet. L'endroit où nous sommes s'appelle, parait-il, Oued Zemmour.

A environ 1.000 mètres au sud de notre position se dresse une falaise de plusieurs centaines de mètres de hauteur. Une grotte s'ouvre sur le flanc de la falaise et à la jumelle, nous distinguons parmi les arbres qui se trouvent au pied de la falaise, juste au-dessous de la grotte, une mechta dissimulée dans les feuillages et invisible à l'oeil nu. Nous prenons notre repas sur le blindé tout en surveillant les environs.  Mon aide chauffeur regarde en direction de la falaise :
- Il y a quelque chose qui a  brillé à l'entrée de la grotte !

 - Tu en es sûr ?

- Absolument, j'ai vu quelque chose briller.

Nous observons l'entrée de la grotte à la jumelle, mais nous ne voyons plus rien. Notre tireur s'énerve :

- J'enverrais bien un ou deux obus dans ce trou, mais bien sûr il faut l'autorisation du lieutenant ! C'est absurde !

Nous passons l'après-midi sur notre position, tandis que les dragons "ratissent" le terrain. Ils découvrent des emplacements où se trouvaient les rebelles et, entre autres, un observatoire bien camouflé, perché au sommet d'un arbre. Ils le font aussitôt brûler.

De notre côté, nous ne cessons d'observer la grotte dans l'espoir de découvrir quelque chose d'anormal et notre tireur a fait pivoter la tourelle de l'automitrailleuse, prêt à envoyer un obus à l'intérieur, mais aucun fait nouveau ne vient confirmer la présence de rebelles à cet endroit. Ce n'est pourtant pas l'envie qui nous manque d'envoyer quelques obus dans ce trou sombre qu'est la grotte au flanc de la falaise, mais nous ne voulons pas le faire sans ordres supérieurs et il est toujours impossible de contacter le lieutenant par radio.

En fin d'après-midi, la radio grésille enfin, et l'ordre nous est donné de quitter notre position et de rejoindre les dragons, ce que nous faisons immédiatement. Nous mettons le lieutenant au courant de nos constatations et de nos observations, ainsi que de ce que nous avions l'intention de faire. Il parait étonné que nous n'ayons pas agi de notre propre initiative.

- Il ne fallait pas hésiter à faire flamber la mechta et à canonner la grotte !

- Mon lieutenant, nous ne sommes pas habitués à agir sans ordres.

- Oui, je vous comprends, vous êtes dans une arme spéciale, mais à l'avenir, lorsque nous serons ensemble, et si vous remarquez quelque chose de suspect, n'hésitez pas et n'attendez pas les ordres. Ici nous faisons la guerre !

Sans plus attendre, le lieutenant donne l'ordre à ses mitrailleurs de half - tracks et aux nôtres d'ouvrir le feu sur la mechta qui se trouve maintenant à une certaine distance. Les mitrailleuses crépitent et bientôt les balles incendiaires font leur oeuvre. De la fumée commence à s'échapper de la mechta.

- Et la grotte, mon lieutenant ?

Le lieutenant se retourne vers mon tireur qui a posé la question.
- Est-ce quelle est toujours à portée de votre canon ?

- Oui, mon lieutenant !

- Alors envoyez quelques obus dedans !

Mon tireur, ancien canonnier de la marine, fait pivoter la tourelle de l'automitrailleuse et, l'oeil collé à la lunette de visée, il amène son canon face à la grotte. Pendant ce temps, le chef de bord a introduit un obus explosif dans le canon.

- Pièce prête !

- Feu !

L'obus s'en va exploser en plein dans la grotte, suivi de plusieurs autres. On ne saura jamais s'il y avait quelqu'un à l'intérieur, mais celà est fort probable et dans ce cas il y a dû y avoir de la casse ou, tout au moins, une belle peur pour les occupants des lieux.

Cette séance de tir terminée, et comme il commence à se faire tard, le convoi se reforme. Nous voilà de nouveau partis sur la piste par où nous sommes venus. Comme à l'aller, nous traversons quatre fois à gué le tortueux oued Deurdeur, puis nous rentrons au cantonnement des dragons tout en roulant lentement et en surveillant la piste, car des mines peuvent avoir été posées après notre passage de ce matin. Le retour se passe toutefois sans incident.

Arrivés au "Matmatas", nous prenons congé des dragons dont nous gardons une très bonne impression. Nous les reverrons bientôt. A 18 heures 30, nous avons rejoint Affreville et notre cantonnement. Pas de doute, aujourd'hui nous sommes tombés en plein fief des rebelles, mais ceux-ci prévenus par leurs guetteurs se sont enfuis avant notre arrivée, ne voulant certainement pas affronter les blindés.


Je me sens soulagé, mon automitrailleuse a tenu le coup, et pourtant, aujourd'hui, elle a subi de rudes épreuves.   
                      
                                                                   André MOREAU  Président section FNCV 37